Université en lutte

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Le supermarché de l’éducation

mardi 25 novembre 2003, par Marc - Université Paris 13

La refonte prévue de l’université française fait la part belle à la logique concurrentielle.

L’une des réformes rend caduque la notion de diplôme national, puisqu’il n’existe plus aucun cadrage national entre terme de contenu.

Par François Castaing, enseignant en économie-gestion à Paris-VIII.

Article paru dans les pages "Rebonds" de Libération vendredi 21 novembre 2003.

L’université française est à la veille d’un bouleversement colossal, avec trois dossiers simultanés même si leurs échéances sont différenciées voire modulables : réforme de l’offre de formation (dite LMD), réforme de la gestion des universités (dite PLM), réforme de la gestion des personnels (dite Belloc).

Tentons de situer les enjeux. Allègre, Lang puis Ferry se sont successivement accordés sur la nécessité de mettre en place une nouvelle architecture des formations dites européennes. Un premier cycle universitaire jusqu’à la licence (bac + 3), un deuxième cycle jusqu’à un mastère, professionnel pour les uns, de recherche pour les autres (bac + 5), et, pour la crème, le doctorat (bac + 8). Cette refonte n’est problématique que du fait de quelques-unes de ses caractéristiques qu’il faut bien mettre au jour.

Le contenu des diplômes est renvoyé à une logique concurrentielle très forte puisqu’il n’existe plus aucun cadrage national, rendant complètement caduque la notion de diplôme national. Le seul critère est un critère comptable : chaque diplôme doit contenir un certain nombre d’unités de crédit (ECTS), mais le contenu de ces unités est totalement aléatoire, tant sur le plan disciplinaire (pas d’exigence en terme de référence à des savoirs établis) que sur le plan du nombre d’heures d’enseignement (le critère n’est plus le nombre d’heures de cours, mais un volume estimé de travail demandé à l’étudiant).

Le deuxième cycle est contingenté en terme d’effectifs. A la fin du bac + 4, on sélectionnera en fonction des moyens en terme d’encadrement. Mais il est probable que les tentations seront fortes pour que le barrage d’effectifs existe dès l’entrée en second cycle (pourquoi dépenser de l’argent à former des étudiants que l’on fera décrocher en cours de cycle ?).

Le décrochage entre l’enseignement et la recherche au niveau du premier cycle est quasiment garanti, d’autant que nombre de seconds cycles ne recruteront pas nécessairement leurs étudiants dans leurs premiers cycles, mais les feront venir d’ailleurs. Le premier cycle est complètement délaissé, tant dans les préoccupations ministérielles que dans les universités. Paris-VIII, par exemple, connaît une situation critique de ce point de vue. Et il y a pourtant un refus systématique de la présidence d’aborder cette question. On peut facilement le comprendre. Si les hypothèses de travail du ministère sont que le nombre d’étudiants est de toute façon trop important et que le coût de réduction de l’échec serait trop élevé, laissons donc les étudiants « s’échouer » tout seuls.

Ce qui est valorisé par le ministère est assez consternant. L’étudiant doit construire son parcours lui-même. Il va remplir son Caddie d’ECTS, qui à Madrid, Berlin, Londres, ou Toulouse, Brest et Paris. Séduisant sans doute pour l’étudiant voyageur, mais tellement loin de l’étudiant que nous côtoyons tous les jours à Paris-VIII, dans ce fameux « 9-3 », étudiant qui devra prendre les ECTS qui se présentent à lui, quel que soit le niveau de reconnaissance du « marché universitaire » ainsi institué. Tous les étudiants ne seront donc pas victimes, mais nombreux le seront. Quand certains se contenteront de regarder la vitrine, les autres iront faire leurs emplettes.

Mais, pour être sûr que c’est bien cette logique-là qui va se mettre en place, on adjoint à cette réforme, dite LMD, un projet de loi de modernisation universitaire dont le maître mot est « tout le pouvoir de gestion aux présidents », qui s’en trouvent ravis. S’il ne fallait prendre qu’une mesure, c’est celle dite du budget global qu’il faut citer. Ce ne sont plus les formations en tant que telle qui seront financées par le ministère, mais l’université qui disposera d’un budget global. Avec celui-ci, le président pourra asseoir son autorité. Le premier récalcitrant venu pourra aller se rhabiller pour disposer de crédits. Le président aura à coeur de s’allier une coterie de mandarins pour établir son offre de formation, d’autant que le « prestige » de ces mandarins sera indispensable pour obtenir, à l’extérieur de l’université, les crédits complémentaires indispensables ­ puisque ceux du ministère seront insuffisants.

La reconstruction de l’offre de formation va donc se faire « par le haut ». L’objectif n’est pas de faire réussir les étudiants bacheliers, mais d’avoir des formations prestigieuses (dites pôles d’excellence) ou des formations professionnelles habilitées (donc financées) par les entreprises locales. Les quinze dernières années de contractualisation de la recherche universitaire ont préparé les esprits. Chacun sait maintenant qu’il faut participer à une écurie pour avoir le droit de courir. Et que les écuries sont contingentées.

Comme si cela ne suffisait pas, pour s’assurer un peu plus de la collaboration des enseignants, il est proposé de revoir complètement le mode de définition des services des enseignants (rapport Belloc). Il s’agit de s’orienter vers l’idée qu’un enseignant devra dorénavant passer un contrat d’objectif avec son couple mandarin-président pour savoir s’il a le droit de continuer à faire de la recherche ou s’il doit s’occuper des tâches administratives en fonction des objectifs définis dans leur grande sagesse par la hiérarchie locale. La soumission est ainsi espérée.

Il faudrait ajouter, enfin, que les critères de mise en place de cette nouvelle architecture de l’université française ne sont communiqués à personne. On en est réduit à sonder le ministère qui, dans sa grande mansuétude, dira OK ou non, sans que l’on sache bien pourquoi. Bien sûr qu’en réalité se dégagent des critères convergents : les nouvelles formations ne doivent pas coûter plus cher, les mutualisations doivent être systématiques, l’air du temps (i.e. une formation instrumentalisée par le marché) doit être pris en compte. Et, surtout, que chacun prenne conscience de l’arbitraire, afin que tous se sentent dans l’insécurité.

La façon dont cela se passe dans les universités du côté des enseignants est très inquiétante. La course au bon projet qu’il faut placer avant celui des autres est en train de l’emporter sur une réflexion sage et résolue autour des questions pourtant essentielles : comment faire réussir les étudiants, et particulièrement les « nouveaux » étudiants ; comment assurer une polyvalence des formations tout en garantissant un ancrage en termes de savoirs disciplinaires indispensables pour l’avenir de la recherche ; comment faire progresser l’égalité de traitement de tous les étudiants et salariés à l’encontre d’une marchandisation de nos rapports sociaux à l’université... C’est la courte vue qui l’emporte, une démonstration supplémentaire d’un renoncement à porter une volonté politique à l’encontre d’un marché conquérant.

Nous nous retrouvons bien souvent, en tant qu’enseignants attachés au service public et à une vision démocratique du monde (un peu d’égalité dans nos rapports sociaux que diable !), dans une situation totalement schizophrénique : porter des exigences démocratiques, et donc s’opposer à ce qui se passe, et en même temps s’engager dans la mise en place du LMD pour ne pas laisser le pire s’installer.

Mais cette contradiction est lourde de menaces pour l’avenir du service public. L’existence, fût-elle désynchronisée, de ces trois volets confirme la force de la conviction en cours au ministère. Si l’autisme du politique devait se maintenir à l’égard des réalités sociales contradictoires, comment ne pas craindre pour l’avenir du politique lui-même ?

Une autre université est possible. Il y a matière à réflexions et à la construction d’autres projets. Laissons-nous le temps de nous y atteler.